Chasser les chimères [Rivka]

Tout se déroule sans accroc. Son équipe est composée de ce qui se fait de mieux, en terme d'entraînement comme d'expérience, dans la défense et la surveillance de ce type de rassemblement. Pas comme la milice engagée par le Consortium, bonne seulement à impressionner les passants et feindre sa loyauté, évidemment achetée par l'or. L'habitude et l'aspect répétitif de la tâche pourraient les ramollir, mais Sybille les fait secouer par leurs gradés assez souvent pour limiter ce risque.

Oui, tout se déroule sans accroc, comme en témoigne le large sourire adressé à la commandante par quelques uns des marchands avant qu'ils ne commencent à quitter la salle de réunion. Rien ne peut justifier la tension habitant Sybille. Ses yeux s'agitent avec une fébrilité anormale et même l'un de ses hommes s'en rend compte, lui adressant un regard interrogateur depuis l'autre coté de la salle. Elle se contente de froncer les sourcils en réponse, ce seul coup d'œil suffisant à refroidir le milicien, qui se tend comme un piquet.

Autour de l'imposante table, on se félicite à coups de tapes dans le dos et de rictus condescendants, comme si les décisions du jour avaient changé la face de l'Europe. Si Sybille aurait sûrement dû écouter avec un peu plus d'attention leurs échanges, ce n'est guère le cas. Voilà des années qu'elle n'a plus la patience et s'en tient à ses seules missions ; éviter qu'ils ne se sautent à la gorge et mettre un terme à toute intrusion.

S'y ajoute depuis peu une autre tâche, involontaire et colossale. Se retenir de l'observer. Elle avait espéré qu'elle ne soit simplement pas présente. Après tout, son arrivée ne paie pas de mine et à en juger par ce que Sybille a appris sur son passif, rien ne laisse présager qu'elle faille de vieux os à La Haye. Pourquoi ne s'est-elle pas déjà réfugiée dans les jupes de son père ?

Les pensées en entraînent d'autres, pas plus flatteuses, mais elles sont aussitôt chassées à leur tour. Des traits qu'elle croyait oubliés se transposent aux siens, et soudain, c'est sa voix qui lui parvient. Les intonations sont différentes mais le rire, lui, rappelle un carillon éteint depuis longtemps.
Un frisson lui escalade l'échine et elle réalise brusquement que le temps, se jouant d'elle, s'est étiré comme un élastique et lui claque à présent entre les mains : il n'y a plus qu'elle dans la pièce et elle vient de lui dire quelque chose. Même la majorité de ses hommes sont déjà sortis pour rejoindre le reste de son équipe et s'assurer que les membres du Conseil quittent le bâtiment en toute sécurité.

Elle fixe Rivka Mizrahi, épouse d'une boucanière, pion recraché par Jaffa dans ce port cruel, d'un œil dur sous un front plus dur encore. Les mots sont obséquieux mais le ton n'a rien de chaud. Elle repense pourtant à ses attitudes de la dernière fois et quelque chose en elle fait un bond, son ventre se remplissant contre sa volonté d'un vieil espoir, un milliard de fois frustré.

« Pardonnez moi, madame Mizrahi, vous aviez besoin de quelque chose ? »

Nouvelle journée, nouvelle réunion, tant de palabres et si peu de décisions. Rivka Mizrahi pourrait s'en ennuyer bruyamment, soupirer une fois, ou mille, rabattre le caquet de celui qui rabâche en permanence, et aguicher l'attachée du ministre du travail. Au lieu de quoi, on la surprend plutôt à battre des cils et à inonder la pièce de son sourire incomparable. Rivka Mizrahi, le diamant de Jaffa. Nul doute qu'à cette tablée et même en satellite, tout le monde s'est au moins demandé une fois pourquoi on l'avait choisie elle. Nul doute, cependant et également, que personne ne s'est plaint, ou gêné pour poser le regard sur le rouge tableau de ses lèvres, quand on ne descend pas carrément jusqu'à son décolleté.

Enfin bref.

Les discussions finissent par s'entretuer, et la vaste loge se désengorge d'elle-même. Rivka, elle, ne bouge pas de son fauteuil et s'imprègne des détails humains, les poignées de mains des uns, les sourires des autres, le degré de déférence à l'égard des molosses de la Kyriarkhía. Alors qu'au dernier, elle formule ses aurevoirs enthousiastes sur fond de propositions de rencontres officieuses (et dépravées, laisse planer son rictus), son clin d'œil accroche la silhouette de Sybille Beauvoir, l'Imperator de ce ma-gni-fique pays.

Elle tonne une fois dans ses mains. Puis deux. Puis trois. Les applaudissements sont énergiques, et leur sincérité troublante -à l'instar de tout ce qui compose Rivka.

« Du fond du cœur, nous vous remercions pour le professionnalisme de vos hommes, Imperatrix. Le groupe Mizrahi n'en aurait pas espéré moins de La Haye et de ses Phalanges. »

L'accent étranger colore agréablement l'anglais. Comme on ne paraît pas l'avoir entendue, la figure alléchante de Rivka se dresse de toute sa splendeur sans se perturber d'un tel outrage. Chaque pas qui comble la distance déploie un peu plus le sourire, jusqu'à faire teindre les quelques carillons mélodieux d'un rire.

« Non, ne vous inquiétez pas. Je vous remerciais simplement pour vos services. »

Il n'y a plus qu'une poignée de centimètres qui les séparent. Sa tête se penche légèrement sur le côté, ses lèvres s'entrouvrent avec innocence et indécence toutes à la fois. Rivka Mizrahi n'est pas stupide : elle a bien vu que la milicienne, derrière le vernis de son apparente droiture, cachait une pulsion ou deux à son endroit. Peut-être rien. Peut-être tout. A en juger par cet échange surnaturel, plutôt tout. Et avoir une Imperator de son côté, ce n'est jamais superflu.

« Et vous faisais signifier qu'à tout moment, je saurais bien assez vous exprimer ma gratitude. Signe-t-elle d'un ton lascif. »

Un instant, ses yeux font mine de guigner les siens, puis balayent lentement le visage et, tandis qu'ils descendent le long des pommettes, de la mâchoire ou de la jugulaire, sa main agrippe le col, tire un coup sur le côté, avant d'épousseter en délicatesse.

« C'est mieux. »

Toute candeur revient ensuite aux traits, alors que ses yeux de biche retombent, eux, bien obscènes, dans ceux de sa proie.

Rester de marbre.
Si Sybille se targue d'avoir tout éprouvé, tout résisté, de l'épreuve physique testant les limites de l'esprit aux provocations les plus grotesques, à cet instant, rester de marbre lui paraît aussi impossible que d'attraper les étoiles dans le ciel. Elle aurait voulu ne pas voir l'émissaire s'attarder, la laisser filer avec la hâte propre à son espèce. Il est déjà trop tard pour reculer sans perdre la face, trop tard pour chasser sa main envahissante et ignorer ses paroles concupiscentes. Encore, a-t-elle envie de grogner pour toute réponse. À la place, elle s'exhorte une réponse aussi lisse que las.

« Je vous en prie, madame. Le sens du devoir accompli et un salaire sont assez de récompenses pour mes services à la Kyriarkhía. »

Nul besoin de sa gratitude, pourtant l'envie ne manque pas, ses sens pleinement éveillés lui intimant de prendre ce qui est offert. L'ironie : si elle n'avait pas eu le visage d'Eadaz, il y a longtemps qu'elle aurait cédé. Le trouble est trop immense et le contrôle, trop ténu. Le danger émane de l'étrangère beauté, non pour l'éventuelle menace politique, qui semble par ailleurs inexistante, mais plutôt de par le poids du souvenir, pressé de pouvoir tracer de frais sillons dans sa chair. Elle tente de noter les différences, bien réelles, de les utiliser pour effacer le reste - en vain.

Par dessus l'épaule de Rivka, elle croise brièvement le regard perplexe du dernier de ses hommes et sans y réfléchir, d'un geste sec, lui intime de quitter la pièce. Ses yeux retombent dans ceux de la brune, la porte claque et un sentiment de satisfaction lui réchauffe soudain les entrailles.
Elles sont seules. Dans un endroit hautement inapproprié, et risqué, mais la Haute Mère l'en pardonne, c'est d'autant plus excitant. Il y a longtemps que la spontanéité l'a quittée, ailleurs que dans les bordels ou au beau milieu d'une violente interpellation. La nouveauté a quelque chose d'effrayant et de bienvenu.
Comme ce visage.

« La Haye vous a-t-elle fait bon accueil, madame ? On dit qu'elle a le premier abord rugueux d'une flibustière, mais qu'elle finit toujours par écarter ses jupons et plier l'échine, un jour ou l'autre. »

Allusion à son union, insulte ou invitation : à Rivka de choisir ce qui lui plaira, il n'y a de toute façon nul témoin pour attester que la Commandante de la Haye a souillé son honneur. Quel honneur ? semble demander avec sarcasme son regard affamé. D'un geste lent, comme pour lui laisser le loisir de la fuite, elle saisit son poignet. La prise, d'abord douce, se fait peu à peu plus ferme et pressante, alors qu'elle avance d'un pas, puis d'un autre, la poussant jusqu'à la table.

« Ces adages sont des sottises, et si par malheur La Haye n'est pas à votre goût, c'est assurément parce que tout est fade, à côté d'une femme comme vous. »

L'éloge souffre du manque d'émotion, tant dans la voix que sur le visage. Sybille manie le feu et le froid sans s'y laisser prendre à son tour, du moins serait-ce le cas si son terrible empressement ne la trahissait pas.

L'acte de la droiture militaire fond au contact des flammes qui rugissent dans le fond des pupilles. Rivka n'a même pas besoin d'y jeter un combustible qu'elles sont déjà gonflées de désir. Elle le sent, plus encore, elle le voit, là, comme déformé par quelque circonstance qu'elle ne saurait nommer ou deviner. Il est évident que dès lors, cette brume conjoncturelle rend toute navigation périlleuse et qu'il lui faudra avancer avec méfiance et discernement. Au reste, on ne peut pas dire que la vue de l'Imperator Sybille Beauvoir lui déplaise, moins encore ses attentions, et moins encore ce qu'on a à lui offrir à plus long terme.

Que cette dernière ait eu vent de son mariage et comment lui importent finalement peu (il s'agit du domaine du public, après tout), puisque ça n'a pas l'air de gêner la milicienne, qui congédie son dernier homme pour initier le rapprochement. Rivka, se contente de répondre par le sourire de l'ingénue, celui qui annonce toutes les choses terribles qui pourraient se dérouler dans cette pièce, si d'aventure l'interaction était amenée plus loin. D'un geste lascif qui exagère davantage la fente de sa robe, elle se hisse mieux sur la table, et place un genou contre l'abdomen de Sybille Beauvoir pour l'empêcher de combler la distance.

« La flatterie me touche, Imperatrix. Détache-t-elle chaque syllabe en rendant la suivante toujours plus obscène. »

Rivka ne relève guère le manque d'engouement, non car elle ne l'aurait pas remarqué, mais plutôt parce que ça n'a pas tellement d'importance. Il y a dans l'attitude toutes les flatteries dont elle a besoin pour assentiment.

« Quant à mon séjour à La Haye, j'ai une peine immense à la découvrir seule. »

Un morceau de souffrance fait brièvement surface au visage, et laisse imaginer les travers d'un mariage malheureux. C'est un des nombreux talents de Rivka : excaver ses émotions pour les associer à d'autres souvenirs, d'autres suggestions, d'autres réalités fabriquées, ou des tiers de mensonges. Et puis, comme d'en avoir accidentellement trop livré, le trompe-l'œil regagne de la consistance au fur et à mesure que les briques de son charme et de son désir sont rempilées.

« Mais vous pouvez peut-être m'aider à y remédier. Effleure-t-elle d'un souffle innocent. Je crois que je me sentirais bien plus en sécurité à votre côté. J'en serais, par ailleurs, fort honorée. » 

Son genou tombe à l'instar d'une autorisation, tandis que son menton se lève pour défier, et que son regard aguiche dans les grandes largeurs, sans aucune honte, aucune.

« Montrez-moi donc comment La Haye écarte des jupons. » 

Un soupçon de mépris se glissant dans le pli de sa bouche, Sybille peine à retenir d'autres insultes voilées. La belle agit comme une catin, et si ce n'est pas désagréable à exploiter, l'indignité de la chose ne lui échappe guère. Peut-être La Haye n'a-t-elle jamais été son choix, et à défaut de s'y épanouir, compte-t-elle se vautrer dans la débauche la plus totale pour faire passer le temps. Un comportement de funambule, quand on occupe une place au conseil des marchands. Ce que Rivka semble, sciemment ou non, ignorer.

La distance imposée par le genou ne l'empêche pas d'attraper le tissu de sa robe, à autour du ventre, pour la tirer un peu plus près contre elle. La manœuvre n'a qu'un but, lui permettre d'étudier un peu mieux cette étrangeté. Et alors qu'elle commençait à se convaincre de l'absolue inintérêt de l'émissaire, l'expression de celle-ci change, l'espace de quelques secondes. Sa peine se fait l'écho d'une vieille douleur, autrefois crachée au visage de Sybille. Tu es là, mais c'est comme si tu n'étais pas là. Je suis fatiguée d'être seule.

Le genou tombe et il faut encore quelques longues secondes pour que Sybille brise le sortilège. Elle comble le vide avec ses hanches, doigts toujours serrés autour du tissu et de l'autre main, lui attrape le menton. Ses doigts découvrent la peau et son grain qu'elle tente de reconnaître, de comparer. La réalisation s'abat sur elle, véritable couteau entre les côtes. Elle ne se souvient pas. Le toucher, la couleur, pas même l'odeur. Elle inspire pourtant à plein poumons et quand le parfum fleuri dont Rivka se pare lui arrive aux narines, sa confusion grandit. Elle ne le reconnaît pas, mais est-ce sa mémoire qui lui fait encore défaut ?
S'humectant les lèvres, désormais aussi sèches que du parchemin, elle laisse sa prise s'adoucir et sa main glisser dans le cou de la brune, dans un geste étrangement hésitant.
Elle pourrait s'approcher encore, assez pour être tentée par ses lèvres, mais quelque chose la retient. Ce ne pourrait être la peur, bien sûr : Sybille Beauvoir n'a peur de rien.
D'entre ses dents serrées, une question s'échappe, question et prière tout à la fois.

« Rivka Mizrahi... Qui es-tu vraiment ?. »

Fantôme revenu la tourmenter. Cadeau incongru de la Haute-Mère ou nouvelle épreuve envoyée par cette dernière. Maudite ou bénie : le doute longtemps chassé revient égratigner ses certitudes.
Sa main tombe, glisse sur la cuisse encore couverte et s'arrête à hauteur de la fente, la tentation dardant brièvement son esprit. Mais une autre force prend le dessus et elle achève de reculer, saluant avec rigidité l'émissaire.

« Je vous montrerai La Haye, mais pas aujourd'hui. Et seulement si vous consentez à venir goûter une bouteille chez moi, et à m'en dire un peu plus sur vous et votre beau pays, fait-elle avec rigidité. »

Malgré toute la peine que Rivka Mizrahi se donne à l'analyse, aucune des théories qu'elle a esquissé jusqu'ici n'arrive à la satisfaire. Il lui manque un morceau, un élément, un sentiment ou un ressentiment, quelque chose. Plus que le désir usé des chairs, c'est désormais celui de la curiosité qui l'irradie toute entière. Elle pourrait la tenter davantage, ouvrir les cuisses, y retenir la main, ou gémir un mécontentement, mais Rivka préfère finalement laisser l'Imperator s'éloigner. Ce n'est pas tant l'acte que l'endroit, pas tant l'endroit que la personne. Il y a beaucoup de facteurs aggravants et/ou instables, et il serait malavisé qu'on la surprenne à corrompre la milice avant même d'avoir pris la peine d'apprendre la langue, tout défiant qu'est son père, toute dépravée qu'est sa réputation.

Sans se fendre d'aucune marque de vexation, et toujours les reflets obscènes plein le sourire innocent, Rivka descend de la table, et époussette sa robe pour la réajuster.

« Je vous imaginais davantage femme... D'action. »

Les syllabes roulent en une mélodie attendrie. Ce n'est ni pour la piquer, ni pour l'insulter. A vrai dire, l'intérêt de Rivka n'a pas dégringolé d'un centimètre et, à l'intérieur des pupilles, subsiste toujours la flamme caractéristique de la tentation. 

« Ne vous méprenez pas. J'adore les longues discussions romantiques autour d'une bonne bouteille de vin, et je serai plus que ravie de me joindre à vous le temps d'une soirée. »

Comme si rien ne s'était passé, qu'on ne venait pas de la coincer contre une table, et qu'elle n'avait pas eu l'intention d'en souiller chaque parcelle, Rivka amorce le pas vers la sortie, mais s'arrête à niveau de Sybille Beauvoir.

« Mais j'aurais aimé que vous me retourniez contre cette table. Se penche-t-elle pour lui susurrer. »

Et puis, là encore, comme si rien ne s'était passé, qu'elle ne venait pas de se fendre d'une proposition hautement inappropriée, et que cette "porte" n'avait pas été fermée trente secondes plus tôt par Sybille, le diamant de Jaffa se redresse de tout son éclat, et dégoupille un rire séraphique dont les éclats ricochent contre tous les murs de la pièce.

« Je gage que vous saurais trouver le moyen de me faire parvenir les détails de notre prochaine entrevue. »

Sans attendre de réponse, avec une lenteur exagérée toutefois, Rivka amorce un pas, suivi d'un autre.

« Au revoir, Imperatrix. »